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Le portail clandestin
Nous étions le dernier samedi du mois, c'était donc le jour du Repas. Je contemplais cette perspective déplaisante de loin, comme si elle n'allait pas vraiment m'arriver. J'y éprouvais toujours un ennui certain, et le discours d'usage de l'Empereur avait sur moi un effet soporifique. Mais le soleil poursuivait son invariable course à l'horizon, me projetant dans une journée que j'exécrais déjà.
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La veille, ma mère ne m'avait pas ménagée : ses cours du vendredi sur la divination et les cartes se faisaient plus exigeants, et lorsque je posais les arcanes du tarot devant moi, priant intérieurement la déesse créatrice de me dévoiler une vision de l'avenir... rien ne se produisait, à mon plus grand dam - et à celui de ma mère, qui espérait, à ce stade, un miracle. De son côté, elle m'avait prédit trois chutes, une déconvenue magique - ce qui m'étonnait franchement - et une rencontre. Puis mon père avait choisi ce moment précis pour rentrer du travail, signalant la fin de ma journée de cours. J'avais quitté le canapé et m'étais précipitée vers lui, laissant mon jeu de cartes en vrac sur la table basse du salon. Il avait toujours des histoires intéressantes à raconter lorsqu'il rentrait. Ce soir-là, je ne fut pas déçue du voyage.
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Mon père n'était jamais avare de détails morbides. Je n'étais guère impressionnable, et il semblait s'être donné pour défi personnel de m'ébranler. Il ne le savait pas, mais avec cette dernière information, il allait y arriver : le mort qu'il avait retrouvé s'appelait Tobias, Tobias Carpenter.
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Il l'ignorait, mais je connaissais indirectement le défunt. C'était un camarade de classe d'Ellie, ma meilleure amie. Ils n'étaient pas pour ainsi dire comme cul et chemise, mais ils se fréquentaient assez pour que j'aie déjà entendu son nom. Parfois, quand je l'attendait au portail officiel de l'Académie après ses cours, je les voyais discuter de leur matière préférée, s'échanger un crayon, ce genre de banalités.
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Tobias était mort. En proie au tourment, je me demandais qui serait le prochain. Je ne me sentais plus en sécurité au sein de ma propre communauté.
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Les révélations de mon père - qui avaient été brutalement interrompues par ma mère poussant des cris d'orfraie, furieuse qu'il me farcisse la tête de choses aussi macabres - me faisaient me sentir pour la première fois handicapée par mon absence de magie. Je tenais à protéger tous les habitants de mon sanctuaire. Les paroles de mon père tournaient en boucle dans ma tête : l'état du cadavre, et surtout ces morsures... Un vampire pouvait-il être le coupable ? Le Pacte de Sang avait-il été brisé ? Si c'était le cas, pourquoi le couple impérial ne faisait rien ? Tant de questions faisaient écho dans mon esprit et ne trouvaient pas de réponse...
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L'histoire de la découverte du corps de Tobias me revenait avec plus de force ce matin, me frappant l'abdomen de plein fouet et me nouant les entrailles. Je déplorais sa perte, même si je ne le connaissais guère. Je me souvins que j'avais informé mes amis sur notre groupe Messenger de cette macabre trouvaille pendant la nuit - car je n'avais pas réussi à m'endormir immédiatement - et je m'emparai de mon téléphone pour voir si j'avais reçu des réponses, l'esprit ralenti par le manque de sommeil.
Ellie, Calypse et Marley avaient exprimé leur stupeur et leurs condoléances. Sydney avait vu les messages, mais s'était abstenue de répondre quoi que ce soit. C'était elle qui connaissait le mieux le défunt car en tant que sirène et triton, ils fréquentaient la même classe spéciale. Pour rester mutique de la sorte, elle devait être rudement affectée.
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Les pas de ma mère se firent entendre dans les escaliers. Je les reconnaissais à leur son rapide et léger. Ils s'interrompirent devant ma porte, puis elle toqua.
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- Je suis réveillée, l'informai-je assez fort pour qu'elle m'entende à travers le battant.
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Alors, elle l'ouvrit. Elle avait la mine de quelqu'un qui a bien dormi et est levé depuis un moment déjà, et sa chevelure corbeau relevée en chignon était ceinte d'un ruban bleu nuit couvert de constellations dorées.
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- C'est bien, tu es matinale, constata-t-elle. J'aimerais t'envoyer cueillir des champignons pour la recette de cet après-midi. Il me faudrait des chanterelles jaunes et des cèpes de Bordeaux. Tu peux faire ça ?
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Je la connaissais bien. Je savais que ce n'était pas une demande, mais un ordre déguisé. Alors, je me défendis avec mes propres armes :
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- Je peux amener mes amis avec moi ? (Elle ouvrit la bouche pour protester en fronçant les sourcils, mais je lui coupai l'herbe sous le pied :) On sera plus efficaces à plusieurs. Je leur montrerais des photos de ce qu'on recherche sur mon téléphone et je vérifierais leur récolte.
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Elle me scruta intensément, semblant réfléchir à l'éventualité d'une bêtise que je pourrais faire si elle cédait à ma requête. Puis, finalement, elle leva les yeux au ciel.
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- C'est d'accord. Mais- (Je poussai un petit cri de joie.) Ce ne sera pas une raison pour rentrer en retard, d'accord ?
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J'opinai du chef, le sourire aux lèvres. Je vis une lueur fugace de tendresse passer dans ses yeux, puis elle se reconstitua une mine sévère et quitta ma chambre.
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Je m'empressai d'inviter par message mes amis à m'attendre devant chez moi, puis je sortis de mon lit, choisis quelques vêtements dans ma garde-robe et me dirigeai vers la salle de bain. Sous la douche, je laissai l'eau brûlante me débarrasser de mes sombres ruminations : le corps de Tobias, l'idée qu'une telle tragédie pourrait arriver à quelqu'un de notre groupe, le soupçon d'un vampire tueur derrière tout ça... Me frictionnant vigoureusement, je tâchai de m'activer pour éloigner les pensées macabres. Puis je me séchai, enfilai mes vêtements et nouai mes cheveux encore humides en deux tresses rapides.
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Mon téléphone vibra dans ma poche tandis que je descendais les escaliers, esquivant les breloques qui pendaient du plafond. C'était une habitude de sorcier, d'accrocher des charmes un peu partout, et ma mère n'échappait pas à la règle. Je consultai alors mon portable. Un message de Marley sur le groupe, qui disait « Bien reçu, on sera devant chez toi dans quinze minutes. »
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Je trébuchai alors sur Clover, notre chatte blanche.
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D'instinct, je me cramponnai à la rampe, mais pas avant d'avoir dévalé quelques marches. Nos escaliers étaient tortueux et étroits. Je venais d'éviter une chute potentiellement mortelle, et mon cœur battait à tout rompre. Clover, elle, ayant peu apprécié l'expérience, avait détalé après avoir poussé un feulement de surprise.
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La voix de ma mère s'éleva du salon, et je réalisai alors que j'avais fait un sacré vacarme :
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- Tout va bien ?!
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- Oui ! répondis-je. Plus de peur que de mal.
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- Ta première chute, commenta-t-elle. Plus que deux.
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Je me rappelai alors de sa prédiction de la veille et je grimaçai, tout en lâchant la rampe et achevant ma descente en toute sécurité. Ma mère était une puissante sorcière et se trompait rarement. Mais le destin était chose bien curieuse, et il arrivait que l'on déjoue ses prédictions, comme la fois où, il y a quelques semaines, elle m'avait vue mourir dans un nid de goules et qu'elle était intervenue avec mon père, affolée, pour me tirer de là. Je m'en étais sortie avec quelques égratignures, mais rien de sérieux. En revanche, les goules avaient passé un mauvais quart d'heure : mon père en avait carbonisé la plupart. Cela avait été pour moi une expérience des plus effrayantes, mais aussi des plus excitantes et extraordinaires.
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On ne trouvait normalement pas de goules dans le monde des humains, ni aucune créature magique, d'ailleurs. Mais l'ordinaire n'était plus de mise depuis septembre dernier. Un portail avait été percé dans le voile qui nous séparait d'Elyon, l'Empire des thaumaturges, mais pas un portail clandestin ordinaire : vu la réaction de ma mère qui avait senti ce désastre se produire, mâchoires serrées, tête hurlante de douleur, c'était une véritable faille d'une taille colossale, qui avait commencé à régurgiter des créatures dans le monde des humains. On en trouvait dans la forêt, près de la plage et parfois même en plein cœur de la ville. La magie de notre communauté s'était affaiblie, le mur de brouillard qui nous séparait des humains aussi, et des maladies propres à Elyon, contre lesquelles nous étions démunis, n'avaient pas tardé à se propager chez nous.
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Puis les disparitions avaient commencé.
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Personne n'était dupe. Ces deux faits étaient forcément liés, et selon moi, quelque chose s'était libéré d'Elyon pour nous attaquer. À dessein ou par dépit, je n'en avais aucune idée, mais c'était l'hypothèse la plus répandue et la plus cohérente. Mais ma mère n'aimait pas que j'en parle. Elle ne souhaitait pas que je m'en mêle, ce qui coulait de source pour une maman inquiète. Elle ne savait pas à quel point la voir dans une telle souffrance, quasiment incapable d'articuler un mot pendant dix longues minutes et gémissante de douleur, m'avait marqué. À l'en croire, sa tête allait exploser, ou bien elle serait devenue folle avant. J'avais alors pu constater l'étendue de sa puissance, car elle était proportionnelle à sa sensibilité aux changements dans le voile. Pour la mettre dans un tel état, la faille devait vraiment être immense.
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En gardant ces pensées en tête, je la rejoignis sur le canapé du salon. Elle regardait la télévision. Mon père était également réveillé et compulsai un de ses dossiers de brigadier en baillant. J'aurais parié qu'il parlait du vampire tueur, et je me retins de jeter un coup d'œil. Mon grand-père avait dû se claquemurer dans sa chambre, comme d'habitude, au milieu de ses potions, car je ne croyais guère qu'il dormait encore.
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Mon jeu de tarot traînait toujours sur la table basse, en vrac, et j'entrepris de le ranger avec une pointe de culpabilité. J'avais hérité d'un très beau set de cartes gravées de filaments dorés, épaisses et robustes, que ma mère avait trouvé dans une boutique d'artisanat magique. Chacune d'elles était faite à la main avec un talent certain et une précision sans égal. Je n'avais pas osé lui demander le prix qu'elle avait dépensé pour une telle merveille, car cela n'était pas très poli, mais je n'osais pas l'imaginer. Il était mauvais qu'une autre personne touche ses cartes, donc ma mère n'avait pas pu y poser un doigt, et je les rangeai avec d'autant plus de remords.
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- Quand tes amis arrivent-ils ? me demanda-t-elle tout en gardant l'œil fixé sur l'écran.
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- Dans une quinzaine de minutes.
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Je casai soigneusement les cartes dans leur boîte.
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À travers les fenêtres, je voyais le brouillard de l'aube nous envelopper dans un cocon vermeil et ouaté, le genre de brouillard humide qui rend poisseux et couvre de rosée la végétation. J'avais hâte de sortir pour retrouver mes amis, mais le climat ne me paraissait guère engageant. A l'intérieur, réchauffés par le feu qui bondissait dans l'âtre, ce temps ne pouvait nous atteindre et je sentais presque une douce torpeur m'envahir.
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Les minutes s'écoulèrent lentement tandis que, d'un œil vaguement intéressé, je regardais le reportage sur les corneilles que ma mère visionnait. C'était des bêtes drôlement intéressantes, mais porteuses de présages funestes, et je me retrouvai captivée lorsqu'on sonna à la porte. Nous sursautâmes de concert.
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- Ils sont arrivés, dis-je simplement. (Je me levai.) Je vais les rejoindre. A tout à l'heure !
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- A tout à l'heure, me répondit ma mère en m'adressant un de ses rares sourires.
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Mon père se contenta de me faire un signe de la main, absorbé qu'il était dans son dossier.
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J'attrapai mon manteau dans l'entrée, un panier en osier que nous utilisions souvent pour nos cueillettes, et j'ouvris la porte. Ce furent Calypse et Ellie qui m'accueillirent en premier, des sacs vides à la main.
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- Où vas-tu comme ça, petit chaperon rouge ? me taquina Ellie en désignant mon récipient, ses ailes de libellule couvertes de rosée.
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- Oh, très original, me moquai-je en posant le panier avant de la prendre dans mes bras.
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- Comment vas-tu ? me demanda Calypse avant de m'étreindre à son tour.
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J'enfouis le visage dans ses courtes ondulations noires, poussai un soupir et répondis avec honnêteté :
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- Pas super bien.
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- Nous non plus, concéda Marley, son air habituellement canaille envolé. Personnellement, je n'arrête pas de penser à cette tragédie. Je commence... Je commence à avoir peur.
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Marley, peur ? Voilà qui était inédit, et encore plus l'était le silence de Sydney qui se tenait en retrait, le regard tourné vers ses chaussures. D'ordinaire, sa personnalité solaire et affable rayonnait et rejaillissait sur le groupe. Mais nous en étions aujourd'hui réduits à la terreur.
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- Sydney... dis-je précautionneusement en cherchant mes mots. Comment...? Est-ce que ça va ?
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Elle haussa les épaules et leva des yeux éteints vers moi.
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- Je suis toujours sous le choc... Je n'en reviens pas que ce soit arrivé à quelqu'un d'aussi proche que nous.
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Je voyais parfaitement ce qu'elle voulait dire. L'impression d'immortalité que nous conférait l'insouciance et l'absence de tracas s'était évaporée, laissant place à une conscience aiguë de notre propre fragilité. Nous qui nous pensions intouchables, bien en sécurité, voilà que le sceau de la tragédie nous marquait. Le décès de Tobias nous prouvait que cela pouvait arriver à n'importe qui.
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Je la pris dans mes bras à son tour, frictionnant son dos avec chaleur. Elle se déraidit à mon contact et alla jusqu'à me rendre mon étreinte. Je la trouvai frêle et tremblante.
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- Allons-y, déclara Marley en s'emparant de mon panier. L'exercice nous fera du bien.
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Je hochai la tête et nous nous exécutâmes.
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Le pavé centenaire défilait sous nos pieds tandis que nos pas avalaient les mètres à un rythme soutenu. Nous quittâmes le quartier résidentiel où je vivais, plein de maisons distantes les unes des autres, pour nous enfoncer dans les faubourgs tortueux d'Hidden Cove, car nous comptions coller la périphérie de la ville pour rejoindre la forêt. Les habitations hautes et étroites en briques brunes et aux toits d'ardoise émergeaient de la brume l'une après l'autre et se dressaient de part et d'autre de la voie. La plupart des gens tenaient leur commerce au rez-de-chaussée et vivaient dans les étages supérieurs. J'avais la sensation, en les regardant monter leurs stands et ouvrir leurs portes, de voir la ville prendre vie. Nous avions beau être en week-end, le jour d'un Repas, tout le monde ouvrait boutique.
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Nous saluâmes quelques commerçants que nous connaissions et nous tûmes quand nous passâmes devant le comptoir du gemmologue. Il avait en quelque sorte inauguré malgré lui le festival des disparitions. C'était un vieil homme charmant que tout le monde appréciait. Sa perte nous avait tous marqués, et j'espérais qu'il soit toujours en vie quelque part. Qu'on ne le retrouve pas exsangue sur une plage, lui aussi.
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Le trajet jusqu'à la forêt fut assez bref. Bientôt, nous nous engageâmes dans une venelle sur notre gauche qui donnait sur un sentier de terre battue disparaissant dans une antre de verdure. Les pavés cessèrent de claquer sous nos pas pour être remplacés par le son feutré de l'humus tandis que les frondaisons vertes et or se refermaient au-dessus de nos têtes. J'enfonçai le menton dans ma veste. Il faisait très frais, et moite. Le brouillard qui nous avait accompagnés sur la route ne nous lâchait guère et donnait aux branches une allure de mains squelettiques qui se balançaient doucement. Les animaux se taisaient à notre approche. Le sentier disparaissait presque sous l'herbe et la mousse, ainsi que sous un entrelac de racines, et je distinguais peu de plantes autour de nous. À cet instant de l'année, tout se mourait et laissait place à des couleurs dorées, mais je repérais tout de même plus haut quelques grappes de baies rouges signalant la présence de sorbiers des oiseleurs, et le lierre en fleurs folâtrait abondamment un peu partout. Je prenais plaisir à sentir les feuilles mortes craquer sous mes pieds et à renifler l'odeur verte et perlée de la forêt.
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Nous marchâmes pendant quelques temps avant de commencer à trouver des champignons. Je pris mon téléphone dans ma poche et quêtai des photos en guise d'exemple de ceux que nous cherchions, puis je les montrai à mes amis en m'assurant qu'ils en avaient tous bien mémorisé l'aspect.
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Nous nous séparâmes. Avec l'épaisseur de la brume, je ne tardai pas à les perdre de vue. Ellie, en revanche, ne m'avait pas lâchée et se tenait à mes côtés. Je me penchai pour cueillir délicatement une chanterelle jaune.
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- Ton père pense vraiment qu'un vampire est impliqué dans tout ça ? me demanda soudain Ellie de but en blanc.
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Je me retournai pour la dévisager. Ses longs cheveux blond pâle frisottaient à cause de l'humidité, et elle se mordillait la lèvre inférieure. Je voyais dans ses yeux bleus cristallins l'anticipation de ma réponse. Je poussai un soupir. Bien sûr, elle était aussi inquiète que les autres, mais ne le montrait qu'à de rares élus.
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- Je ne sais pas, répondis-je avec sincérité. Je n'ai aucune idée de ce qu'il pense. Mais pour moi, les morsures ne laissent pas la place au doute. En revanche, tu aurais vu le regard qu'il a échangé avec ma mère... J'ai l'impression qu'ils me cachent quelque chose.
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- Qu'est-ce qu'ils pourraient bien te cacher...? réfléchit-elle à voix haute. En tout cas, ils ont raison de s'inquiéter. Mes parents hésitent même à nous laisser à l'Académie, Lysandre et moi. Si le Pacte de Sang a été rompu et qu'il y a la guerre, nos familles fuiront ensemble, me dit-elle.
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- Pourquoi fuir quand on a des pouvoirs comme les vôtres ? Ta famille est puissante, vous sauriez vous défendre.
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Ce n'était apparemment pas la bonne réponse à donner. Elle s'irrita.
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- Ce n'était que du travail acharné. Et puis, sais-tu à quoi ressemble une guerre ?
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- Et toi ? répondis-je du tac au tac.
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- Peut-être pas, admit-elle, mais je les ai étudiées à l'Académie. C'est un carnage d'une violence sans nom. Nous n'aurions aucune chance, à moins d'être haut-classés dans une guilde ou de faire partie de l'armée impériale.
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- Une guilde ? demandai-je, ma curiosité piquée.
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Je n'avais jamais posé un pied à Elyon, aussi étais-je plutôt ignare. Je n'avais qu'une hâte : m'y rendre pour explorer et vivre des aventures. Cette histoire de guilde me paraissait plutôt prometteuse.
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- Oui, ce sont des sortes d'organisations qui servent différents buts. Il y a des guildes de navigateurs, par exemple, des guildes marchandes, des guildes d'alchimistes... et des guildes d'aventuriers, bien entendu. (Mes yeux devaient briller de convoitise, car elle reprit aussitôt :) Mais nous sommes trop jeunes pour en intégrer une, tu n'as pas de magie ni le droit d'aller à Elyon, et moi je ne peux y aller que pour fréquenter l'Académie. Donc, n'y songe même pas.
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- Oh, fis-je, déçue. J'aurais bien voulu savoir à quoi ça ressemble.
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- Moi aussi, crois-moi !
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La dispute évitée, nous cueillîmes le maximum de champignons que le sac d'Ellie pouvait contenir, car Marley avait omis de me rendre mon panier. Soudain, une exclamation suraiguë perça le brouillard :
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- Venez voir ! Vite !
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Je reconnus la voix de Sydney. Ellie et moi échangeâmes un regard et nous redressâmes d'un bond. Puis, en foulées rapides, nous entreprîmes de rejoindre la source de la voix. Mon pied se prit dans une racine et je m'écroulai lourdement sur le sol couvert de mousse. « Plus qu'une », me chanta mon esprit.
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- Ça va ? me demanda ma meilleure amie en me relevant avec empressement.
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Je hochai la tête. Rien de cassé, mais j'étais couverte de terre humide et de brins d'herbe. Pas le temps de m'apitoyer sur mon sort, nous devions retrouver Sydney. Nous reprîmes notre course.
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Elle se trouvait dans une petite clairière entourée de chênes. L'herbe à cet endroit poussait dru et détrempait nos chaussures de rosée. Marley et Calypse, qui devaient se trouver plus proches lorsqu'elle avait appelé, étaient déjà là.
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- Ça alors ! s'exclamait Marley, éberlué.
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Il en avait lâché mon panier, rempli de champignons de toutes les couleurs, sur le sol. Il n'avait visiblement pas vraiment écouté ma leçon sur les chanterelles jaunes.
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- Mais comment est-ce possible ? s'enquit Calypse.
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Je n'y comprenais goutte. Je m'approchai de Sydney et vit alors ce que son dos me dissimulait jusqu'à présent.
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Un portail clandestin.