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Prologue : le bébé dans les flammes.

C’était le crépuscule. Le disque rougeoyant du soleil venait de disparaître par-delà la Skyline, et les derniers parents piqués par l’inquiétude récupéraient leurs enfants sur leur perron après une journée passée au grand air avant de se barricader à l’intérieur, empêchant ainsi les Béhémoths nocturnes de faire des dégâts. Le ciel s’assombrissait, pas uniquement à cause de l’heure tardive, mais aussi des gros nuages noirs qui s’y amassaient. La rumeur du tonnerre enfla et parvint aux oreilles des habitants des Îles Flottantes. Ceux-ci, employés à rassurer leurs enfants et les mettre au lit, à faire de la tisane ou à se livrer à tout autre activité, ne virent pas tous le grand éclair tomber en plein sur leur Île. Mais ils entendirent le bruit déchirant qui accompagna la déflagration, et ils sentirent la secousse jusque dans leurs os. En revanche, ceux qui le virent en parlèrent pendant bien longtemps.

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____Il avait frappé en plein sur la maison des Kreys. Sous le choc, celle-ci sembla imploser. Il n’en fut rien, mais le bois avait instantanément pris feu, transformant la petite maison en une torche géante. C’était un spectacle d’épouvante. Et la fumée, noire, épaisse, toxique.

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____Par crainte de tomber sur un Béhémoth, personne n’osa sortir de chez lui. Mais ceux qui logeaient dans des maisons proches restèrent le nez aux carreaux, pantois, à contempler la scène qui se déroulait sous leurs yeux, tandis que les habitants des Îles supérieures, du moins ceux avaient leurs vitres orientées dans la bonne direction et qui se trouvaient au bord du vide, jouissaient d’une assez bonne vue. Tous avaient la même expression sur leurs visages.

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____— Martha ! s’exclama Hugh Dorphins en la retenant par la taille, l’empêchant de sortir de chez eux.

____— Il faut les aider ! s’écria-t-elle, les bras tendus vers la porte d’entrée. Il faut sortir leur prêter main forte !

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____Leur maison se trouvait en bordure de l’Île supérieure sur laquelle ils vivaient, et Martha Dorphins se voyait déjà sortir de chez elle à toute volée, s’engager à toute allure sur le pont suspendu reliant leur Île à celle des Kreys et voler à leur secours. Mais Hugh la tenait bien trop fermement, l’empêchant d’aller risquer sa peau. Lysandre Dorphins, leur petit garçon de trois ans, dormait toujours à poings fermés, son pouce dans sa bouche, mais Ellie Dorphins, leur bébé, pleurait toutes les larmes de son corps, réveillée non seulement en sursaut par le bruit qu’avait fait l’éclair, mais par les cris de ses parents. Pour l’heure, ce n’était pas pour elle qu’ils étaient inquiets, mais pour leurs meilleurs amis.

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____— Hugh, ils ont une fille ! Il faut aller les sauver ! Je t’en supplie, laisse-moi y aller ! Il faut y aller !

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____Mais il demeura intraitable. Mâchoires serrées, yeux brillants, il retint sa femme devenue complètement folle jusqu’à ce qu’elle renonce. Et alors là, seulement, elle tomba à genoux devant la fenêtre, les yeux fixés sur la maison en flammes, secouée de sanglots violents et bruyants, refusant de détourner les yeux de la tragédie. Il posa une main sur l’épaule de sa femme, l’autre sur ses propres yeux. Une larme glissa silencieusement sur sa joue. Il lui était extrêmement difficile de rester là sans rien faire, mais ils savaient l’un comme l’autre que les premiers Béhémoths n’allaient pas tarder. Il était trop tard. Comme si elle avait senti la vie de Johanna Kreys se terminer, Martha poussa un hurlement au milieu des larmes. Un nouveau grondement de tonnerre fit écho à son cri et roula dans le lointain.

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____La pluie commença à tomber, comme si elle essayait d’éteindre les flammes. Quelques gouttes d’abord, puis un véritable déluge. Mais elle était impuissante, tombant sur l’incendie en provoquant des chuintements furieux, comme un steak dans une poêle. Ce fut à ce moment-là que les Sorceleurs arrivèrent, accompagnés des Brigadiers. Jack Hamington, le Brigadier en chef, ne pourrait intervenir avec son escouade que lorsque les Sorceleurs auraient maitrisé l’incendie. Ils étaient les utilisateurs de Souffle les plus expérimentés des Îles Flottantes, travaillaient pour la famille royale, tout comme les Brigadiers, et étaient largement capable de dominer les flammes. Etant donné la situation, il n’y avait que des Sorceleurs de Feu présents. Ils s’engouffrèrent dans la maison en flamme sans hésitation. Jack attendit, les sourcils froncés, et donna l’ordre à son escouade d’un seul geste de se tenir prête. L’opération ne devrait pas prendre bien longtemps.

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____Les habitants de la maison étaient un jeune couple marié ainsi qu’un enfant en bas-âge. Jack ne se demanda pas pourquoi personne n’était sorti. À tous les coups, le couple était déjà mort. Il soupira. Encore un enfant qui connaîtrait jamais sa famille. Lui-même était marié, et sa propre fille avait déjà plus de vingt ans. Il songea qu’elle lui manquait quelque peu, même si son caractère exigeant n’était pas de tout repos. Cela faisait une semaine qu’elle n’était pas passée à la maison. Elle vivait de son côté, avec son fiancé.

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____Une exclamation le tira de ses pensées. Il vit une poignée de Sorceleurs sortir de la maison précipitamment et constata que l’un d’entre eux était porté par les autres, évanoui, sa combinaison couverte de suie. Il fronça les sourcils, sans comprendre ce qui se passait.

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____— Le feu… Il ne veut pas s’éteindre ! s’exclama un jeune Sorceleur de Feu, comme l’indiquait le patch en forme de flamme cousu sur sa combinaison. Je n’avais encore jamais vu ça, il refuse tout simplement d’obéir, comme s’il avait une volonté propre.

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____Jack n’était pas très versé en Souffle, le sien étant très faible, mais il savait qu’un feu naturel aurait dû se laisser éteindre. Il savait aussi que même les flammes provenant du Souffle d’une autre personne pouvaient être maîtrisées facilement. Alors, comment cela était-il possible ?

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____Alors que tout un chacun se posait la question, le feu s’éteignit, comme la flamme d’une bougie sur laquelle on aurait soufflé d’un coup sec. La fumée s’égaya dans toutes les directions, faisant tousser les Brigadiers qui n’avaient pas encore abaissé leur masque. Sans se poser de questions, Jack baissa le sien sur son visage et entra dans la maison, s’attendant au pire.

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____Il y avait encore beaucoup de fumée, ce qui gênait la visibilité, mais malheureusement, aucun Sorceleur de l’Air n’était présent pour arranger la situation. Jack se maudit pour ne pas y avoir pensé. Il y avait longtemps qu’il n’avait plus dû faire d’intervention nocturne, ni incendiaire. À tout le moins, son masque filtrait l’air qu’il respirait.

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____La pièce dans laquelle il se trouvait était assez grande et devait être un salon-salle à manger. Malheureusement, tout était en bois, et il ne restait plus que des tas de cendres parsemés d’objets disparates dans un état et une pagaille indescriptibles.  Il enjamba précautionneusement les vestiges de la vie de la famille et s’engagea dans le couloir qui menait aux chambres. Il s’arrêta net, et détourna aussitôt les yeux. Il venait de trouver le couple, effondré sur le sol.

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____Il avait l’habitude de voir ce genre de choses, et bien pire encore, aussi ne fut-il pas choqué. Peut-être légèrement dégouté. Mais ce fut l’inquiétude pour leur bébé qui le fit poursuivre sa route. Enjambant les deux cadavres calcinés sans oser les regarder, il s’engouffra dans la première pièce qu’il vit. L’état des lieux était encore pire, comme si c’était à cet endroit que l’éclair avait frappé. Tout ce qui avait constitué les huit premiers mois du bébé était parti en fumée. Il ne restait plus rien. Même une partie du toit et des murs étaient devenue un trou béant de plusieurs mètres de diamètre.

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____Pourtant, au milieu de ce spectacle apocalyptique, quelque chose était resté miraculeusement intact. Jack n’en crut pas ses yeux. Un berceau immaculé se tenait là, comme une apparition surnaturelle, au coin de la pièce. Le sol sur lequel il reposait était noir de suie et avait été à moitié mangé par les flammes, et pourtant il était resté comme neuf. Il s’en approcha craintivement, craignant plus que tout de trouver un troisième cadavre noirci et racorni lorsqu’il aurait soulevé les petits rideaux décorés de rubans, même si son instinct lui soufflait que ce ne serait pas le cas. Il avait raison. Il retint son souffle, écarta les rideaux, et baissa les yeux. Le bébé était là, vivant, bien que profondément endormi, ses joues rosies et potelées, ses minuscules poings refermés, ses petits pieds reposant sur la soie blanche. Son crâne était surmonté de petites boucles rousses et hirsutes. Face à ce spectacle, Jack resta bouche-bée.

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____Un cri brisa le tableau, puis un grognement qui n’avait rien d’humain. Il revint à la réalité aussi vite que si on l’avait pincé. Les Béhémoths nocturnes. Rapidement, il se pencha pour se saisir de l’enfant endormi, en essayant de rester délicat, tandis que les bruits de la bataille parvenaient à ses oreilles. Elle ne broncha pas. Il l’installa au creux de ses bras, se retenant de courir jusqu’à la sortie. Un mouvement lui fit lever les yeux, et il sursauta. Le roi en personne se trouvait là, surgissant par le trou dans le mur, sa silhouette imposante se découpant sur le noir de la nuit. Il était encore jeune. Il avait les yeux d’un bleu perçant et, ses cheveux blond pâle bouclaient jusque sur sa nuque. Il avait revêtu sa cape bordée de fourrure blanche et piquetée de noir.

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____Jack ne fut guère impressionné. Il s’agissait de son supérieur, et il avait l’habitude de le voir tous les jours, quand bien-même ce fut le roi des Îles Flottantes. Mais il était surpris de le voir se déplacer en personne pour un banal incendie. « Banal ? » lui souffla sa conscience. « Tu es sûr ? »

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____— Merci, dit Akiel Scarlett d’une voix douce.

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____Il tendit les bras et ajouta :

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____— Je vais la mettre en sécurité.

____— Mais pourquoi… balbutia-t-il en s’exécutant presque malgré lui. Je, vous…

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____Mais le roi avait déjà disparu, le bébé emmailloté dans sa cape. Jack avait horreur de ne pas comprendre ce qui se passait. Pourquoi le roi s’était-il déplacé en personne ? Qui était cette enfant ? Et pourquoi voulait-il la mettre en sécurité lui-même ? Bien sûr, il possédait un Souffle très puissant, elle était parfaitement en sécurité avec lui, mais elle l’aurait été tout autant entourée des soins vigilants de la Brigade, ou même de ceux des Sorceleurs.

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____Perplexe, il reprit brutalement ses esprits lorsque la tête d’un Béhémoth surgit tout à coup du plafond. La créature lâcha prise et se laissa tomber sur le sol, pile là où se trouvait Akiel l’instant d’avant. C’était un Béhémoth particulièrement répugnant. Ses quatre longues pattes noires décharnées évoquaient une mante religieuse, son corps maigre et repoussant était courbé vers l’avant. Son crâne était dépourvu de poils. Deux énormes loupiotes jaunâtres qui lui servaient d’yeux étaient plantés dans son visage, et un trou sanglant pourvu d’une centaine de dents effilées et aiguisées tenait lieu de bouche. C’était une créature faite pour tuer et dévorer la chair. Elle poussa un cri surnaturel. Repoussant l’instinct qui lui soufflait de prendre ses jambes à son coup, il dégaina sa lame de lumière. Ce n’était pas le premier Béhémoth qu’il tuait, et ce ne serait pas le dernier.

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Akiel Scarlett se tenait dans la lumière ténue de la lampe de table de Joshua Enraven. Ce vieil homme doux comme du sucre était le père de Johanna Kreys. Incrédule, il secouait la tête de droite à gauche, des larmes baignant ses grands yeux verts. Puis son regard obliquait vers la fenêtre. Il vivait sur la même Île que Johanna et Peter, et l’éclair ne lui avait bien sûr pas échappé. Mais il se trouvait à deux pâtés de maison de chez eux, en bordure de l’Île, et il lui était impossible de voir quoi que ce soit. Par-dessus les toits, la fumée venait de cesser. Il baissa la tête et ferma les yeux, faisant s’écraser ses larmes sur ses joues fripées. Par respect, le roi baissait le regard. Il observait le bébé qui reposait sur les genoux de son grand-père. Ses petits poings fermés sur le pull du vieil homme, les yeux clos, l’air paisible, l’enfant dormait toujours. Akiel se leva et leur tourna le dos avant de se diriger vers la fenêtre, afin de laisser le vénérable vieillard pleurer la perte de son unique fille, accompagné par la seule chose qui lui restait d’elle : sa propre petite fille.

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____Lui-même avait un enfant âgé de trois ans, un petit garçon, et Dieu seul savait ce qu’il ferait s’il devait lui arriver malheur. Il songea qu’à cette heure-ci, il devait dormir à poings fermés, inconscient du drame qui venait de se dérouler à l’extérieur du palais. Sa femme devait être morte d’inquiétude. Il n’avait pas pris le temps de lui expliquer la raison de son départ précipité.

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____— Je vais m’occuper d’elle, finit par dire Joshua. Je vais l’élever comme j’ai élevé ma fille. En sa mémoire.

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____Il avait les yeux fixés sur le bébé, une expression à la fois de tendresse et de tristesse infinie sur le visage. Celui d’Akiel se teinta d’un léger sourire. Il était heureux qu’il comprenne la situation.

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____— Hé bien, j’ai accompli ma mission, il est temps pour moi d’aller régler d’autres affaires. Je crois bien que les Brigadiers sont aux prises avec les Béhémoths. Ils sont particulièrement nombreux alors je ferais mieux d’apporter mon aide.

____— Attendez ! héla Joshua tandis que le roi se tournait vers la sortie.

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____Il pivota sur ses talons et planta ses yeux bleus dans les siens. Soudainement mal-à-l’aise, Joshua gigota sur sa chaise, se cramponnant au bébé. Mais il sentait qu’il devait poser la question. Les mots se bousculèrent tous seuls.

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____— Est-ce que vous pouvez me dire ce qu’il s’est réellement passé ? Pourquoi est-ce qu’elle est la seule survivante ? Qu’est-ce qui a déclenché cet incendie ?

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____Akiel eut un sourire indulgent. Il se rassit lentement, et réfléchit à la meilleure manière pour commencer à parler de Layne Kreys. Puis il commença son récit devant son auditeur médusé, et le bébé endormi ne garda aucun souvenir de la conversation. •

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