top of page
couv elles.png

Prologue

 

Ses cheveux gouttent dans l’eau et colorent le bain de grenadine. L’eau chaude lui arrive en haut des cuisses, qu’elle tient repliées contre sa poitrine de ses mains tremblantes. Le contact de la chair à vif de ses bras contre sa peau est douloureux, mais elle n’en a cure. Il y a des choses beaucoup plus douloureuses.

​

____Il est curieux de constater la manière dont les gens ignorent les accidents ou les malheurs, comme si cela n’arrivait qu’aux autres. Il y a des fois où l’on souhaiterait bien redevenir un enfant, lorsqu’on ne prenait pas conscience de toutes ces choses sérieuses d’adulte, et qu’on ne connaissait pas la partie brutale du mot « futur ». Des fois où l’on voudrait bien cesser d’exister pour de bon, comme ça. Disparaître purement et simplement. Parce que l’on sait très bien que l’on ne peut rien réparer. Ce qui est détruit est détruit. On pourrait effacer tout ce qui ne va pas. Ce serait si beau.

​

____Elle regarde par la fenêtre. Elle a conscience qu’elle ne pourra jamais disparaitre. Elle regarde avec envie les oiseaux perchés sur le câble électrique. Eux, s’ils le voulaient, pourraient s’envoler en voyant les ennuis arriver. Mais la vraie liberté est de pouvoir atterrir, pas vrai ? Elle en a plein, pourtant, des endroits où atterrir. Mais ce n’est qu’un maigre réconfort lorsque l’on se voit ravi ce que l’on a de plus cher, lorsqu’on sait que notre vie ne sera plus jamais la même. Elle pleure silencieusement.

​

____Cela fait pourtant deux mois. Deux mois que la Faucheuse est passée. Deux mois qu’elle est installée dans cet appartement en plein centre-ville. Deux mois que sa mère vient prendre tous les jours de ses nouvelles et que, confrontée à son mutisme, elle-même a cessé de parler. Deux mois qu’elle se laisse nourrir car elle est incapable de le faire. Le temps passe, repasse, trépasse.

​

____Elle essaie, pourtant. Elle tente certaines activités qu’elle faisait auparavant, avec son père quand celui-ci était encore vivant, lorsqu’elle était petite. Elle a déjà l’habitude de les faire seule, mais l’apathie dans lequel le drame l’a plongée a eu raison de ses habitudes. Mais elle remonte la pente. Petit à petit. Elle dessine beaucoup. Elle est incapable de fredonner sous sa douche, mais au moins, elle bricole toujours. Sa mère s’extasie de manière forcée, parfois, comme avec un enfant, devant les objets qu’elle fabrique et qui encombrent une pièce inutile de son appartement. Mais elle finit par renoncer, voyant que son enthousiasme n’est pas contagieux. Par contre, elle en emporte un ou deux avec elle de temps en temps.

​

____Elle va à la mer. Souvent. On ne peut pas s’y baigner, le climat est bien trop mauvais. Elle reste là, debout, campée sur ses jambes dans son ciré jaune et ses bottes en caoutchouc rouge, résistant au vent. Sa capuche est rabattue sur ses yeux noirs. Le rouge de ses cheveux tranche sur le bleu fade de l’eau. Elle attire l’attention, mais elle s’en fiche. Si ce n’est plus elle, ce sera elle.

​

____Elle commence seulement à appliquer les conseils de sa psy. Lors de la première séance, elle était restée silencieuse, fermée, le regard fixé sur elle pendant une heure et demi, ce qui l’avait légèrement mise mal à l’aise. Mais elle a fini par écouter sa mère, et décidé de s’ouvrir un peu la séance suivante. Son regard reste obstinément vide et peu actif. Néanmoins, il y a du progrès. Mais elle ne pourra jamais revenir en arrière.

____Ce n’est pas comme si quelqu’un pouvait changer ce qui s’était passé. •

bottom of page