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L’eau glacée frappait ses plaies, lui arrachant à la fois de la douleur et du soulagement. Il devait se contrôler pour ne pas hurler, et ce n’était pas chose aisée. Cette fois–ci, sa maîtresse avait été beaucoup rude que d’habitude à son égard. Elle l’emmenait toujours à la cave pour le punir, afin qu’il n’y ait aucun témoin, même si tout un chacun dans la Maison savait qu’il s’y passait des choses pas claires. Il pouvait encore entendre chaque bruit de coup, chaque insulte. Il sentait encore l’odeur métallique de son propre sang, répandu sur le carrelage froid et sale de cette pièce insalubre, éclairée par une unique ampoule diffusant une faible lueur crachotante et dont le plafond était parsemé de vieilles toiles d’araignées mêlées à des moutons de poussières. Généralement, quand ils ressortaient de là, personne ne se risquait à être dans les parages. Aucun ne savait ce qui s’y déroulait vraiment, mais tous émettaient des suppositions, toutes plus horribles les unes que les autres. Et presque toutes se vérifiaient. Cependant, il était le seul à savoir ce qui s’y passait réellement car il était le seul à être battu, en raison de son jeune âge.

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____Recroquevillé sur lui–même dans la baignoire, laissant l’eau se mélanger au sang et mouiller ses mèches noires, Akira échafaudait un plan. Un plan d’évasion. Il n’avait plus aucun espoir concernant l’amélioration de sa situation. La seule solution possible était la fuite. Il ne voulait plus subir cette vie. D’un autre côté, il savait pertinemment qu’il n’aurait jamais le courage de s’infliger la mort. De toute manière, il ne souhaitait pas mourir. Il voulait vivre heureux. Et s’il était bien sûr d’une chose, c’était que dans cet endroit, il ne serait jamais heureux. Jamais. De plus, il brûlait d’envie de découvrir l’extérieur, que sa maîtresse lui avait toujours décrit comme dangereux. Il aurait aimé lui répondre que la seule chose vraiment dangereuse qu’il connaissait, c’était elle, mais s’il avait exprimé tout haut cette pensée, nul doute qu’elle l’aurait traîné dans la cave. Et de toute manière, comment pouvait–elle affirmer l’existence d’un quelconque danger au–dehors si elle–même s’y rendait chaque jour et ne rentrait que tard le soir ? Ça n’avait pas de sens. Elle avait beau lui affirmer que seuls les adultes pouvaient s’y rendre sans danger, il ressentait cette excuse facile destinée à satisfaire la curiosité des enfants.

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____Akira ne s’imaginait certes pas non plus découvrir un paradis au–dehors, loin de là, et il en était bien conscient. Cependant, il avait peine à imaginer pire que sa situation actuelle. Il lui semblait que la dernière fois qu’il avait fait quelque chose de son plein gré remontait à plusieurs années. Il ne se rappelait pas avoir connu autre chose que la Maison. Tout le monde ici était tenu de l’appeler ainsi. Et cela tombait plutôt bien, puisque c’était justement une maison, et pas n’importe laquelle. C’était une superbe villa, aux pièces si vastes qu’on aurait pu y glisser un appartement dans chacune sans le moindre mal. Moderne, luxueuse, la maîtresse se vantait souvent d’avoir dû l’acheter une somme astronomique, et que ce n’était pourtant là qu’une partie infime de ses biens. Même si elle se montrait plus sûre d’elle qu’elle ne l’était vraiment, elle n’avait pas tout à fait tort. Cette villa était récente. Elle avait été construite dans le but d’accueillir une personnalité éminente, qui n’y avait finalement jamais séjourné. Elle avait été remise en vente, et la maîtresse s’était aussitôt jetée dessus. Elle comportait tous les atouts qu’une maison peut avoir, et ça, Akira en avait parfaitement conscience. Cependant, il préférait encore vivre heureux dans un taudis minable qu’ici.

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____Il n’avait aucune idée du pourquoi du comment il se trouvait là. La maîtresse n’était certes pas sa mère, et si elle l’avait été, Akira aurait certainement reconsidéré plus sérieusement la question du suicide. L’absence de souvenirs indiquait qu’il avait dû être recueilli très jeune, si on pouvait appeler ça « recueilli » … Il aurait plutôt dû employer le terme « enrôlé ». En effet, sa qualité d’esclave le soumettait à des règles strictes qui donnaient lieu à un châtiment très sévère en cas de manquement, si infime soit–il. Et cela, il ne pouvait plus le supporter. Il ne le voulait plus. Néanmoins, il avait tendance, parfois – rarement –, à se demander qui étaient ses parents et pourquoi l’avaient–ils placé ici. L’avaient–ils faits de leur plein gré ? Avaient–ils une bonne raison ? Savaient–ils qu’il serait si malheureux ? Étaient–ils toujours en vie ? Mais il songeait ensuite avec amertume qu’ils ne devaient pas beaucoup l’aimer pour s’être débarrassé de lui, aussi chassait–il fermement ces pensées.

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____Akira savait qu’il n’était pas le seul esclave, et que c’était considéré comme une normalité. En réalité, aucune loi ne l’interdisait. Il se trouvait sur une île peu peuplée, et dans cet endroit, avoir un esclave était presque comme un devoir pour les habitants. Certains en avaient même plusieurs. Mais Akira n’était pas très sociable, aussi se réjouissait–il d’être le seul chez lui. Et puis qu’aurait–il pu dire à un éventuel compatriote ? Les séances de torture régulières que lui infligeaient sa maîtresse n’étaient pas forcément son sujet de conversation favori.

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____Néanmoins, il devait partager la Maison avec sa maîtresse, le Majordome et les nombreuses domestiques, et entre la plus jeune d’entre elles et Akira, il y avait au moins dix ans d’écart. Le Majordome, lui, se faisait clairement vieux. Ses cheveux noirs soigneusement plaqués en arrière par du gel grisonnaient, et sa moustache le vieillissait encore d’avantage. Tous deux n’étaient pas en très bons termes. Le Majordome se faisait un plaisir de le rabaisser chaque fois qu’il en avait l’occasion tandis que les domestiques se faisaient une joie de moucharder le moindre pas de travers de sa part. Le Majordome se trouvait dans les bonnes grâces de la maîtresse, et Akira trouvait répugnant la façon dont il avait tendance à s’écraser devant elle.

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____Cependant, il avait de la chance : encore une fois, sa maîtresse s’était absentée, et il avait de nombreuses fois observé le Majordome désactiver ou activer le système d’alarme à l’aide d’une petite clé et d’un code, de sorte qu’il savait parfaitement comment faire. Le seul problème était de récupérer cette clé. Bien évidemment, les deux seuls possesseurs d’exemplaires de cette clé étaient le Majordome et la maîtresse elle–même. Cette dernière était à exclure pour des raisons plutôt évidentes, aussi Akira avait–il jeté son dévolu sur le Majordome. Il n’imaginait pas une seconde pouvoir le battre par la force, mais d’un autre côté, il ne voyait aucun autre moyen. Devait–il attendre la nuit et se glisser dans sa chambre pour lui subtiliser discrètement la clé ? Non, il avait assez attendu, et de toute manière, toutes les portes étaient verrouillées à clé pendant la nuit. Il se dit qu’avec un peu de chance et l’effet de surprise, il pourrait peut–être l’emporter. Une chose était sûre, et il en était bien conscient : si jamais il échouait et qu’il se faisait surprendre, il ne sentirait plus aucun de ses membres le lendemain. Préférant ne pas imaginer à quel point il serait méconnaissable si cela devait arriver, il se recroquevilla sur lui–même en frissonnant. Il avait froid, mais l’eau chaude ne soulagerait certainement pas ses plaies, aussi se résigna–t–il. De toute manière, il était temps de sortir. Il arrêta l’eau et se releva avec difficulté, tremblant. La complication provenait du fait que certaines de ses plaies avaient commencé à cicatriser, et tirer sur la peau son dos lui faisait mal, en rouvrant certaines.

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____Il enjamba précautionneusement le rebord de la baignoire, veillant à ne pas glisser. Cette dernière faisait approximativement deux mètres carré et était surmontée par de douces lumières qui ne faisaient pas mal aux yeux, répandant une clarté presque chaleureuse. Sur le mur d’en face s’étalait un gigantesque porte–serviettes doté de serviettes toutes plus douces et plus blanches les unes que les autres, mais Akira ouvrit la petite armoire pour en prendre une rouge afin de masquer les éventuelles traces de sang avant d’entreprendre de se sécher, procédant plus minutieusement en ce qui concernait son dos. Malgré ses efforts, la serviette fut tachée, comme il s’en était douté. Il la noua autour de sa taille et s’approcha du miroir qui surplombait le lavabo, entouré de petites lumières. Il était couvert de buée, aussi le frotta–t–il afin de s’y regarder. Sa tignasse noire qu’il ne démêlait jamais était encore trempée, et ses grands yeux noirs qui lui donnaient cet air si enfantin étaient soulignés par de grosses marques noires, signe de son manque de sommeil.

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____La pièce était délicieusement chauffée, de sorte qu’il n’avait déjà plus froid. Il ouvrit le miroir, qui révélait en réalité une armoire à pharmacie, avant de s’en aider afin de désinfecter et panser ses blessures. Les larmes ruisselaient toutes seules sur ses joues, tellement il avait mal, mais une fois ses plaies enveloppées dans du bandage blanc stérile, il se sentit mieux. Se sentant sans énergie, il profita de l’absence de sa maîtresse pour traîner un peu dans la salle de bain. Il n’avait pas immédiatement la force de supporter le contact du tissu contre sa peau encore fragile, et même si sa chambre était tout aussi bien chauffée que la salle de bain, il répugnait à traverser le couloir froid afin de s’y rendre.

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____Assis sur le rebord de la baignoire, il continua d’observer son reflet, de profil cette fois. Sa peau était d’une blancheur presque mortelle, tel un vampire, qui tranchait sur la noirceur de ses cheveux et de ses yeux. La quasi–entièreté de son corps était couverte d’hématomes et de coupures superficielles. Même sa lèvre inférieure était fendue d’une trace rouge, qu’il avait déjà désinfectée en faisait attention à ne pas verser une goutte de produit sur sa langue. Même si ses muscles n’étaient pas particulièrement saillants, tous les travaux grossiers qu’on le forçait à faire lui avaient donné de la force, et l’état de sous–alimentation dans lequel on le maintenait l’avait rendu mince. Décidé à perdre plus de temps, il entreprit de se sécher les cheveux. De temps à autre, il paniquait en croyant entendre une domestique ou le Majordome lui–même s’approcher de la porte, mais il éteignait alors l’appareil et écoutait attentivement. Ayant conclu qu'il n’y avait personne, il poursuivait son opération. Une fois cela fait, il plaqua ses cheveux vers l’arrière avec ses mains et se brossa minutieusement les dents avant de quitter la salle de bain.

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____Comme il l’avait prédit, le couloir était froid. Celui–ci était très long et s’étalait sur toute la longueur du bâtiment. Heureusement pour lui, la porte de sa chambre n’était pas très loin. Il se dirigea vers elle presque en courant, désireux de retrouver la douceur et le confort de son lit, même si ce n’était que pour quelques minutes. En effet, sa décision était prise : il allait quitter la Maison aujourd’hui–même, peu importe les risques ! Il avait déjà peine à imaginer ce qu’on pourrait lui infliger de plus que la recette habituelle. Et puis, sa maîtresse avait déjà été trop loin. C’était la première fois que le sang coulait de ses blessures comme ça. La première fois qu’il souffrait autant. Il avait compris qu’elle avait passé un certain stade de la folie, et que la prochaine fois qu’il se retrouverait dans la cave, il n’en ressortirait jamais, du moins pas vivant.

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____En entendant le pas léger et rapide d’une domestique, il se dépêcha et pénétra dans sa chambre, refermant précipitamment la porte derrière lui. Un éternuement soudain le secoua, mais ce fut à peine si la jeune femme ralentit l’allure. Il ne put se fier au grincement d’une porte, car elles étaient toutes bien graissées et silencieuses, mais il entendit le mouvement presque rageur d’une poignée qu’on abaisse et le claquement de la porte. Aussitôt, il se détendit. Au moment où son dos allait entrer en contact avec sa propre porte, il se rappela ses blessures et s’en écarta prestement.
 

____Comme toutes les pièces de la Maison, sa chambre était vaste, bien que ce soit la plus petite. Face à la porte, adossé au mur du fond, se trouvait un large bureau en acajou doté d’une chaise rembourrée à haut dossier. À côté, collé au mur de gauche, se trouvait un lit simple sur lequel étaient installées de chaudes et douces couvertures, et contre le mur de droite se trouvait adossée la penderie. C’est là–dedans qu’Akira se mit aussitôt à fouiller. Ignorant son propre reflet que lui renvoyait le miroir de la porte du milieu, il le fit coulisser sur le côté et commença ses recherches. Il savait qu’il devrait se fondre dans la nuit et le décor, et heureusement pour lui, sa maîtresse n’était pas du genre à lui acheter des vêtements flashy ou à la mode. Il opta donc pour un jean noir et un t–shirt gris foncé, le tout recouvert d’un sweat–shirt à capuche d’un bleu très foncé qui pouvait passer pour du noir quand on n’y regardait pas de trop près. Il remit la porte en place, rabattit la capuche sur sa tête et regarda le résultat. N’ayant jamais été dehors, il ne savait pas trop à quoi s’attendre, mais il décida que ça ferait l’affaire. Il s’assit sur son lit, plongea ses mains dans les couvertures, et contempla une dernière fois sa chambre. Il était certain qu’il ne la reverrait jamais, sans trop savoir pourquoi. Il avait la certitude qu’il parviendrait à s’enfuir. Rien n’était joué d’avance, surtout avec un plan tel que le sien qui consistait en grande partie à improviser. Il grimaça en songea à la prochaine étape : s’approvisionner en victuailles sans éveiller l’attention et récupérer les clés du Majordome. L’étape la plus compliquée. Il était certain que, lorsqu’il se trouverait au rez–de–chaussée et commencerait à remplir son sac, des domestiques l’ayant entendu descendre viendraient s’enquérir de ce qu’il faisait. Néanmoins, il n’avait pas le choix. Il devrait juste se montrer rapide, prudent et discret. S’il parvenait à ne faire aucun bruit dans les escaliers, il arriverait peut–être même à faire en sorte que personne ne sache qu’il se trouvait là.
 

____Akira décida que ça suffisait. Il avait assez réfléchi comme ça. Si la situation dégénérait, il improviserait, mais en aucun cas il ne tenait à s’attarder plus ici. Il se leva, s’empara du seul sac à dos qu’il possédait et sortit de sa chambre. Veillant à ne pas faire claquer sa porte, il la referma derrière lui et s’engagea à pas de loup dans le couloir froid. Pour le moment, il n’y avait rien de suspect. Il parvint rapidement à l’escalier. Heureusement pour lui, les marches ne grinçaient pas vraiment, mais en revanche, les bruits de pas avaient tendance à résonner facilement dans la cage d’escalier, de sorte qu’il devait faire très attention à ne pas trop se hâter. Mais la vision d’une domestique qui ouvrait précipitamment une porte, voyait ce qu’il faisait et faisait capoter tout son plan l’empressait. Finalement, il vit la lumière au bout du tunnel : son pied se posa sur le sol. Il sentit le soulagement s’abattre sur lui, mais pas très longtemps : l’épreuve la plus difficile allait bientôt arriver. Pour le moment, il devait encore prendre tout ce dont il avait besoin pour survivre un petit moment par ses propres moyens. Il se rendit dans la cuisine, à pieds de chaussettes sur les dalles froides car ses chaussures neuves (il n’était jamais allé dehors, alors encore moins avec) se trouvaient près de la porte d’entrée avec celles du personnel, sa maîtresse abhorrant les traces de pas boueuses à l’intérieur de la maison. Il fouilla dans les placards et obtint plusieurs boites de conserves et bouteilles d’eau. C’était surtout ces dernières qui pesaient lourd dans son sac, mais il n’avait pas le choix. Il ne fallait pas prendre la déshydratation à la légère, et s’il buvait une bouteille par jour, il n’aurait sûrement pas assez d’eau pour une semaine. Mais que pouvait–il faire d’autre ? À la limite, il pourrait toujours demander à quelqu’un de lui remplir une de ses bouteilles, en dernier recours. Peu importait. Il reprit ses esprits et s’engagea dans le salon.
 

____Le salon était la plus belle pièce de la Maison, sans aucun doute. Les baies vitrées donnaient sur un vaste jardin, entretenu chaque matin par les jardiniers, et laissaient entrer un flot de lumière. Il n’était que quatorze heures. Akira avait eu l’idée de planifier son évasion juste après le repas, histoire d’avoir encore le ventre à peu près plein en allant dehors. Devant lui se trouvait la grande table de salle à manger, entourée de six chaises confortables, et à l’autre bout de la pièce, il y avait une table basse en verre, installée entre une télévision à grand écran et un sofa en velours rouge. Approximativement entre les deux, collé contre le mur, se trouvait le buffet. C’est là qu’Akira poursuivit ses fouilles. Veillant à ne pas se cogner la tête contre le lustre imposant, encerclé par d’élégantes moulures au plafond, il s’en approcha et passa en revue chaque porte et chaque tiroir. Ce fut là qu’il tomba sur le pot contenant les économies de sa maîtresse. Préférant ne pas songer à toute la fortune qui s’y trouvait, il tenta de calmer les battements assourdissants de son cœur et fourra le bocal dans son sac, sans prendre le temps de compter l’argent. Mais lorsqu’il tira le gros lot, ce fut quand il tomba sur une valisette suspecte. Il fronça les sourcils, se demandant ce qui pouvait bien s’y trouver. Tremblant d’excitation, il fit sauter les deux loquets et l’ouvrit cérémonieusement. Il n’en crut pas ses yeux.
 

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____Reposant sur un tapis de soie noire brillante, avec des munitions…un revolver. Un authentique revolver. Son aspect froid et meurtrier lui glaça le sang dans les veines. Il le toucha avec hésitation. Il était aussi froid et dur qu’il y paraissait. Il retira aussitôt sa main et le considéra pendant plusieurs secondes, temps précieux qu’il savait perdre. Mais c’était la première fois qu’il se retrouvait devant ce genre d’arme, et il se demandait avec appréhension ce que sa maîtresse comptait en faire. Finalement, il le saisit et le chargea comme il avait vu faire à la télévision dans des séries policières. L’arme pesait lourd dans sa main, et lui procurait un sentiment de pouvoir, qui l’effraya. Décidant soudain qu’il en aurait sûrement besoin, il fourra les balles dans la poche kangourou de son sweat et remis la valisette à sa place avant de refermer la porte du buffet, puis il mit son sac sur le dos. Dans la main gauche, il tenait le revolver.
 

____La porte du salon s’ouvrit brusquement, et Akira faillit pousser un cri. C’était le Majordome, et, comme il le remarqua, il avait l’air plutôt en colère. Le regard du vieil homme au costume impeccable toisa sévèrement le jeune garçon. Il n’avait pas encore vu le revolver. En revanche, il avait parfaitement vu son sac à dos bourré à craquer.
 

____— Qu’est–ce que tu crois être en train de faire, là ? tonna–t–il d’une voix stricte.
 

____Akira tourna la tête vers son sac à dos, comme s’il était surpris de le voir, puis il baissa les yeux vers l’arme qu’il tenait dans sa main gauche. Il prit rapidement une décision. Il leva le revolver en le tenant d’une seule main et le pointa vers le Majordome, dont l’expression changea aussitôt. Une lueur de panique passa dans son regard, et Akira fut aussitôt certain qu’il n’était jusque-là pas au courant de l’existence de cette arme.
 

____— A… Arrête ! bredouilla–t–il tout en levant lentement les mains, parfaitement conscient que sa vie ne tenait plus qu’à une pression de gâchette. Tu ne te rends pas compte de ce que tu vas faire… Enfin, mon garçon, tu ne peux pas… !
 

____Akira l’ignora éperdument. Il savait qu’il devait prendre une décision, et vite. S’il ne le tuait pas, il n’y aurait plus que deux issues : soit il parviendrait à s’échapper, mais alors le Majordome pourrait avertir la maîtresse qu’il s’était enfui, ou alors même le faire suivre, soit il n’y parviendrait pas car il lui bloquerait le passage. Et s’il le tuait, il laissait une trace plus qu’évidente de ce qu’il avait fait, même si, de cette manière, en emportant l’arme avec lui, il empêchait sa maîtresse de l’avoir. Il ne devait prendre aucun risque. Il ne pouvait pas laisser une chance au Majordome de l’empêcher de poursuivre son objectif. Mais…
 

____Tremblant légèrement et espérant que ça ne se voyait pas, il soupesait soigneusement chaque option, chaque conséquence. Il savait qu’il en était capable, ce n’était pas la question, et ce ne serait sûrement pas la chose la plus horrible qu’il aurait faite dans sa vie. Il ferma les yeux.
 

____Quand son doigt appuya sur la gâchette, la première chose qu’il ressentit fut une légère douleur au doigt, car il avait appuyé sur un rebord saillant.  Puis il sentit la puissance de la détonation le projeter légèrement vers l’arrière. Il entendit le bruit mou que fit le corps en tombant d’abord sur les genoux, puis sur le ventre, face contre terre.
 

____C’était assez facile de viser la poitrine de quelqu’un à une dizaine de mètres d’écart, et qui plus est, Akira était bon viseur, de sorte que lorsqu’il rouvrit les yeux, il ne fut pas surpris de voir le Majordome à présent allongé sur le sol dans une flaque sombre. Déjà, le tissu de la chemise blanche qu’il portait sous son élégante veste noire entrouverte absorbait le sang comme une éponge. Akira fut en revanche surprit par la taille de la flaque, et aussi par le fait qu’il ne ressentit rien de bizarre. Il avait lu de nombreuses fois dans des romans d’actions que le héros, lorsqu’il tuait quelqu’un pour la première fois, avait envie de vomir, ou se sentait choqué et transformé. Effectivement, Akira sentait qu’il avait franchi une étape, mais rien de plus. Il se contenta d’observer le pistolet avec une mine perplexe. Cette arme pourrait vraiment se révéler utile à l’extérieur.
 

____Ce fut alors qu’il eut la peur de sa vie. Tout d’abord, il crut que sa vue lui jouait des tours, car il apercevait un étrange spectacle du coin de l’œil. Mais quand il leva les yeux du revolver, il comprit qu’il ne rêvait pas. On aurait cru, au premier abord, qu’un essaim d’insectes violets s’élevait paresseusement du corps de la victime. Au deuxième coup d’œil, on aurait pu penser à un écran de fumée. Et effectivement, ça y ressemblait beaucoup. Des épaisses volutes de brume violette semblaient s’élever du Majordome, tels des morceaux de tissus emportés dans un courant d’air. Une masse sombre et imposante était en train d’apparaître au–dessus du mort. Akira comprit immédiatement que ce qui était en train de se passer était anormal.
 

____Ce fut d’abord la tête de la… « chose » qui se forma, devant les yeux ébahis du jeune garçon. C’était en réalité un crâne. D’aspect vieilli, il lui manquait plusieurs de ses dents cassées et jaunâtres. Dans ses orbites se trouvaient deux boules lumineuses, d’environ cinq centimètres de diamètre, desquelles émanait une lueur violette de la même couleur que les volutes de fumée qui continuaient à virevolter, faisant apparaître petit à petit le reste de son corps. Finalement, un véritable squelette se dressait devant Akira, flottant dans les airs. Il était vêtu du même costume que le Majordome, comme le remarqua le jeune garçon avec surprise, mais réduit en lambeaux qui pendouillaient sur ses os décharnés, la cravate défaite, le pantalon rogné presque jusqu’au genou. C’était comme si Akira avait appuyé sur la touche « avance rapide », lui montrant ce que le cadavre du vieil homme allait devenir. Le squelette, enveloppé de son halo violacé, croisa le regard d’Akira un bref instant avec ses « yeux » luminescents, puis il disparut, comme aspiré dans les airs.
 

____Le jeune garçon tomba sur les fesses, sous le choc de ce qu’il venait de voir. Des milliers de questions se bousculaient dans sa tête. Qui était cette créature ? Si elle était apparue à la mort du Majordome, cela voulait–il dire qu’elle était son âme ?  Pourquoi avait–elle disparue ?  Quel était son but ?  Avait–elle seulement un but ? Beaucoup trop de pensées se formulaient. Éprouvé par ce qu’il venait de vivre, son regard tomba sur le corps du Majordome, qui n’avait évidemment pas bougé. Des bruits de pas précipités à l’étage achevèrent de lui rendre ses esprits. C’est vrai, il fallait qu’il s’échappe !
 

____Il posa son sac à dos par terre et fourra le pistolet dedans. Ses doigts cherchèrent frénétiquement la fermeture éclair, qu’ils parvinrent finalement à refermer, puis il se leva et s’approcha du cadavre. La clé devait sûrement se trouver dans une de ses poches. Subitement dégouté à l’idée de toucher un mort, il savait néanmoins qu’il n’avait pas de temps à perdre et plongea sa main dans sa poche gauche, puis dans la droite. Rien, rien, rien ! Il entreprit de farfouiller dans les petites poches qui se trouvaient sur sa poitrine, puis dans celles qui se trouvaient à l’intérieur du veston. Ses doigts rencontrèrent enfin le petit objet métallique et froid, et son visage s’illumina sans qu’il ne puisse se contrôler. Sa planche de salut ! Il n’osait penser à tout ce qu’il allait trouver au–dehors, craignant de se répandre en rêveries mal venues pour la situation. Il bondit presque sur ses pieds et jaillit du salon tel un boulet de canon. Dérapant à pieds de chaussettes, il se rua vers la porte d’entrée. Il entendait les bruits de pas des domestiques se diriger vers l’escalier, et des exclamations de frayeur. Elles avaient entendu le coup de feu, évidemment. Pourquoi n’y avait–il pas pensé sur le moment ?
 

____Il inséra la clé dans la serrure qui contrôlait le petit boitier du système d’alarme. L’appareil émit un « bip ! » bref. Aussitôt, Akira fit pianoter ses doigts sur le pavé numérique. Le code était plutôt facile à retenir une fois qu’on le connaissait, il s’agissait de la date d’entrée du Majordome dans ses fonctions. Il appuya sur la touche « OK ». Le petit écran fit apparaître trois tirets, chacun à une seconde d’intervalle, pendant qu’il validait le code.
 

____— Allez, allez, dépêche–toi ! marmonna Akira entre ses dents, gigotant presque sur place tellement l’envie de déguerpir était forte.
 

____Finalement, le boitier émit un « Biiiip » décisif. Akira se jeta sur la serrure de la porte d’entrée, mais il s’aperçut à cet instant qu’il n’avait pas la clé. Cependant, il pouvait presque commencer à entrevoir les chaussures des domestiques dans la cage d’escalier. Il saisit la clé dans la petite armoire à porte–clés qui se trouvait fixée au mur à côté de lui et l’inséra dans la serrure avant de la faire tourner. Puis, dans un même geste, il baissa la poignée et se pencha pour saisir ses chaussures. Sans prendre le temps de se retourner pour voir si les domestiques étaient déjà là, il franchit le seuil et claqua la porte derrière lui.
 

____La première chose qui l’accueillit au–dehors fut une brise fraîche qui lui caressa la joue, et il sursauta. Cette sensation lui était familière, et il ne doutait pas de l’avoir déjà connue, mais il ne gardait aucun souvenir du dehors, aussi ne s’y était–il pas préparé. Il se trouvait dans le petit jardinet, entouré de hautes haies qui l’isolaient de l’extérieur, et situé devant la Maison. Des plantes, des arbustes et des buissons de toutes sortes, soigneusement taillés et entretenus, se dressaient autour de lui et se développaient docilement de la manière que les jardiniers avaient choisi, sans jamais dépasser la bordure du chemin qui décrivait une ligne droite jusqu’au portail. Akira emprunta ce chemin sans hésitation, levant la tête vers le ciel. Il l’avait vu de nombreuses fois par la fenêtre de sa chambre, mais ça lui faisait du bien de le voir en vrai. Il ressentait enfin le goût de la liberté, et savoir qu’il n’y avait aucune barrière entre lui et cette clarté bleutée l’emplissait d’un bonheur intense. Il tendit le bras en l’air, comme s’il allait pouvoir attraper le ciel de ce simple geste, et sentit avec délice le vent sur sa peau.
 

____Il ne valait mieux pas qu’il s’attarde dans cet endroit pour le moment. De plus, tant qu’il se trouvait sur la propriété de la Maison, il ne se sentait pas entièrement libre ni en sécurité. Il tourna la tête vers la porte d’entrée. Celle–ci demeurait fermée. Rapidement, il détourna la tête et franchit finalement les derniers mètres qui le séparaient du portail. Celui–ci, artistement forgé, était orné de fausses roses en métal qui formaient un arc sur le pourtour, et le tout était à moitié rouillé malgré l’entretien régulier. L’endroit de la poignée où il posa sa main était complètement usé. Il l’abaissa et franchit rapidement le portillon.
 

____Il ne s’était pas préparé à ça. À vrai dire, il s’attendait à bien des choses, mais pas à…ça. Il se trouvait désormais sur un trottoir abondamment baigné de soleil, dans une rue étroite. Face à lui s’étendait une rangée de petites maisons mitoyennes aux volets multicolores dont la peinture était à moitié effacée. Quelques cordes à linge étaient suspendues à travers les fenêtres au–dessus de la rue. Quelques passants se trouvaient là, mais étaient bien trop affairés pour prêter attention à un pauvre gosse habillé en noir. Akira sentit tout de suite qu’il n’attirait pas l’attention, aussi se hasarda–t–il à faire un pas ou deux. Personne ne le remarqua. Sentant un caillou pointu le déranger, il se baissa pour mettre ses chaussures en nouant ses lacets comme on le lui avait appris.
 

____Un chat errant surgit soudain de la haie derrière lui et s’arrêta net en voyant un humain. Akira lui adressa un petit sourire. L’animal se tassa sur lui–même en agitant nerveusement la queue, méfiant, puis feula et fila comme une fusée vers le trottoir d’en face. Le jeune garçon se décida. Il ne savait pas comment, mais il devait s’en aller loin d’ici. Avoir une gigantesque bibliothèque à ranger chaque semaine avait du bon, car il avait pu en lire presque tous les ouvrages. Ainsi, grâce aux cartes qu’il avait trouvées entre les pages d’un vieux livre, qu’il avait soigneusement cachées dans le bureau de sa chambre, puis étudiées, il savait qu’il se trouvait sur une île, et que le pays n’était pas loin. Il devait y aller. Et pour cela, il devait prendre le bateau. Il ne savait pas où se trouvait le port, mais après tout, il n’avait qu’à chercher.
 

____Son ventre gargouilla. Akira avait l’habitude de ne jamais manger à sa faim, mais pour la première fois, il avait l’occasion d’y remédier. Il n’allait sûrement pas laisser cette situation s’installer. Il réajusta les bretelles de son sac à dos, prit une grande inspiration et se mit à marcher, s’éloignant à chaque pas un peu plus de son ancien de lieu de vie et de cauchemar. 

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