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Achille se tient debout, bien droit, les pieds écartés et les bras croisés, ses larges épaules carrées ne rendant son impressionnante masse que plus imposante. La moitié droite de son visage reflète une expression joviale, creusant sa fossette et faisant briller son œil noisette. Son deuxième œil, lui, est un rond parfait, rouge, cerclé de métal. La moitié gauche de son visage est faite d’acier et une lugubre cicatrice marque la frontière entre les deux. Sa bouche sans lèvres dévoile la continuité de son sourire : une vraie tête de mort.

 

____— De quoi tu te plains, Serge, hein ? tonne-t-il avec une verve de pilier de bar.

 

____Serge est assis. Une de ses jambes, humaine, gît vers le vide. L’autre, métallique, est pliée contre lui. Sa main est posée dessus, et il ressent ce froid auquel ne s’abandonne pas sa chaleur corporelle. C’est le métal qui le domine, et non le contraire.

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____Tous deux se tiennent sur le toit d’un building, à une hauteur faramineuse. De là-haut, ils dominent le monde qui s’étale sous leur regard. À leurs pieds, les rues grouillent de monde et de chars. Les commerces côtoient les habitations, les néons clignotent de partout, les affiches publicitaires lumineuses se multiplient. D’autres gratte-ciels côtoient le leur. Plus loin, l’opulence semble s’interrompre et laisser place à une pauvreté concentrée, puis de plus en plus clairsemée au fur et à mesure que le regard s’échappe vers le lointain. Les bidonvilles se chevauchent les uns les autres, puis se raréfient et finissent par disparaître. Et enfin, aux confins du monde visible, quelques zeppelins se découpent sur l’horizon violine. En levant les yeux, il perd sa couleur indigo pour devenir d’un rose bonbon et s’achever sur un turquoise éblouissant au-dessus de leur tête. Le soleil se meurt, comme chaque soir, et pare le ciel de ses plus beaux atours. Le croissant de lune se découpe déjà dans le ciel depuis deux heures.

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____Devant l’infiniment beau, Serge ne sait que dire. Il a le souffle coupé. Il est vrai, il n’a pas de quoi se plaindre. Il fait partie des gagnants. Des gens qui ont de l’argent. Sa jambe est sauvée. Et il est en bonne santé. Achille aussi, mais avec la moitié du visage en moins. Heureusement, ce qui était endommagé dans son cerveau a pu être remplacé, ce qui cause ce cliquetis d’engrenages à peine perceptible que Serge entend à présent. Difficile de réparer autrement un homme à qui on a coupé la tête en deux.

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____Serge a perdu sa jambe dans un accident de la route. Achille, son visage à la guerre. Il y a comme qui dirait deux poids deux mesures.

 

____— Je ne me plains pas, répond finalement Serge.

____— Tant mieux, parce que tu n’as de toute façon aucune raison de le faire.

____— Je ne me plains pas de ce qui m’arrive, en tout cas.

 

____Achille hausse un sourcil.

 

____— De quoi te soucies-tu ?

____— De ce monde, Ach. De ce qu’il est devenu. De cette guerre à laquelle tu as participé. Si ce conflit atomique n’avait pas éclaté, notre époque aurait pu être bien différente. À quoi ressemblerait 2019 aujourd’hui, si ce n’est à ce vaste désert post-apocalyptique ? Tu le sais, que nos ressources sont pratiquement épuisées ?

 

____Achille se tait. Le petit a raison. L’Humanité court à sa perte comme un chien après une balle, et il en est en partie responsable. Cette guerre, il y était. Ces gens, il en a tué. Le résultat ? Un monde où le passé et le futur entrent en collision, où la découverte de ces nouvelles énergies n’a pas suffi à ressusciter les anciennes, où les ressources manquent. Et ils se sentent honteux, tous les deux, d’avoir pu bénéficier de ces dernières. Car cela signifie que d’autres n’y ont pas eu accès. Ils aimeraient mieux être morts.

 

____— Nous avons cette chance infinie d’être ici, d’observer ce que nous observons en ce moment, Serge. Tu te rends compte ? relativise Achille.

____— Une chance ?

 

____Achille se rembrunit. Il sait très bien que le petit ne prend pas ça comme ça. Il a à peine vingt ans, mais la vie ne l’a pas épargné. Il est né dans ces bidonvilles que l’on aperçoit au loin, dans l’une de ces piles branlantes, sales et insalubres. Il a eu le malheur de provoquer par sa naissance le décès de sa génitrice et d’être adopté par une famille aisée. Même s’il n’avait pas l’âge de prononcer un mot lorsque tout ceci s’est produit, cela l’a complètement forgé.

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____Il aurait préféré qu’elle ne le mette pas au monde. Qu’il meure en même temps qu’elle, ou qu’il vive avec elle. Mais pas bénéficier de ces ressources dont, il le sait, elles sont les dernières au monde. La guerre a tout pris à tout le monde, et il en est le honteux héritier. Tout comme Achille.

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____Achille, lui, a plus de trente ans, et une toute autre philosophie. Tous deux se sont rencontrés au détour d’un café et se connaissent bien. Il a vécu cette guerre, y a participé et l’a ressentie de tout son être. Il a été baigné dans les méandres d’un conflit qui ne devait jamais voir de vainqueur, si ce n’est l’inexorable approche de l’extinction de la race humaine.

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____Il s’en est tiré avec la moitié de la tête en moins. Qu’il a pu se faire opérer avec l’argent de feu sa chère maman. Pratique.

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____Deux hommes meurtris, à moitié robots. La chair qui se fond avec le métal. L’un profondément optimiste, l’autre profondément pessimiste. Ils étaient faits pour se rencontrer.

 

____— Appelle ça comme tu veux, répond finalement Achille après un long soupir. Tu penses vraiment que nous n’avons plus aucun espoir ? Je veux dire, profite au moins de ce qu’il nous reste.

____— Aux dépends de certains.

____— Mais que veux-tu faire d’autre, de toute façon ? L’Homme n’a toujours fait que ça. Il y a des forts et des faibles, et les forts bouffent les faibles. Ce n’est que maintenant que tu t’en rends compte ?

____— Je ne sais pas, je n’avais jamais vu ça comme ça…

____— Hé bien tu aurais dû, vocifère Achille. Maintenant, c’est étalé sous tes yeux. Impossible de nier la vérité, ni de la modifier. Dans ces conditions, je te suggère de t’y habituer rapidement et de passer tes derniers instants un minimum heureux.

 

____Serge réfléchit. Beaucoup…

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____Le disque rougeoyant du soleil disparaît de plus en plus à l’horizon. Au sol, les rues commencent à se vider, les lumières à s’allumer. Achille finit par s’asseoir à côté de son ami, ses jambes pendant dans le vide.

 

____— Dis, commence Serge. Ce que tu as dis concernant l’Homme, tu le penses vraiment ?

____— Je ne dis jamais rien que je ne pense pas, répond fièrement Achille.

____— D’accord, merci bien. Je veux dire… Pourquoi tu m’as dit ça ? Qu’est-ce qui t’en as fait t’en rendre compte ?

 

____Achille plante ses yeux dans les siens.

 

____— Même en connaissant les conditions dans lesquelles ta mère t’a mise au monde, tu ne te posais pas la question ? De te demander où se trouvait le pouvoir et ce que l’Homme en faisait ?

____— Je te rappelle que j’ai passé toute ma vie avec des gens richissimes. Je ne sais pas toi, mais je ne me souviens pas de ma naissance, répond ironiquement Serge. Bien sûr que ça m’a affecté. Je n’y avais jamais pensé sous cet angle, voilà tout. J’ai été sauvé, après tout. Mais m’apercevoir que j’utilise des ressources qui pourraient en aider d’autres, plus dans le besoin que moi…

____— On va tous mourir de toute façon, déclare tranquillement Achille. Bientôt.

____— Peut-être, mais… Je ne peux pas m’empêcher de me sentir coupable. J’aurais pu vivre sans cette jambe.

____— On ne se serait peut-être pas rencontrés si j’avais gardé toute ma tête et que tu avais conservé tes deux jambes, tu ne crois pas ?

 

____Serge écarquille les yeux, interloqué.

           

____— Je n’avais vu les choses comme ça…

____— Tu ne crois pas qu’il vaut mieux profiter de la vie qu’on a, et peu importe comment elle est ?

____— J’aurais peut-être pensé comme ça si j’avais grandi dans ces bidonvilles. Mais quand je vois ce que cette guerre nous a amené comme ennuis… Je veux dire, tu crois que 2019 serait comment, s’il n’y avait pas eu tout ça ?

____— Tout ça ? Tu veux dire, le conflit aéro-atomique et tout le reste ?

____— Ce qui nous a valu d’être ici et maintenant, au bord de l’extinction.

 

____Achille réfléchit un moment et prend un air pensif, son index tapotant la partie métallique de son visage et produisant un bruit avec un écho répétitif. Il finit par répondre :

 

____— On serait beaucoup moins évolués.

____— Hein ? Comment ça ? C’est un peu court, s’étonne Serge.

____— Ben… On n’aurait pas fait toutes ces recherches pour découvrir de nouvelles énergies, on ne les aurait donc pas trouvées et on serait restés cantonnés au point d’avant. Ensuite… Bah… Peut-être que notre évolution finale, c’est la mort après tout. Peut-être que le but de la vie, c’est justement de finir par mourir. Peut-être que c’est ce à quoi notre espèce est vouée depuis le début.

____— Alors comment tu expliques l’instinct de survie ? Pourquoi est-ce que ce qui est vivant voudrait à ce point vivre si ce n’était pas son but ? insiste Serge.

____— Ça n’a rien à voir. C’est comme…intégré dans nos gênes, parce que nous sommes une espèce de parasite grignotant le monde. Une fois tout grignoté, on ne peut plus survivre, et on s’autodétruit. C’est ce qui est en train de se passer. L’Homme a évolué, pour trouver le moyen de mettre fin à sa propre existence, et finalement l’exécuter. Tu n’as jamais pensé à toutes ces guerres ayant eu lieu par le passé, que personne n’a pu empêcher ?

____— J’ai du mal à te suivre… admet Serge.

____— Si notre espèce a naturellement évolué de cette façon, c’est un enchaînement de conséquences, right ? Une évolution en amenant une autre… C’est un cycle que personne ne pouvait empêcher. Et justement, peut-être que c’est finalement le but de notre cycle. S’éteindre. Regarde, c’est bien ce qui arrive aux animaux, non ?

____— Parce qu’on les tue, rétorque Serge avec une moue enfantine et dubitative.

____— Hé bien, pas forcément. Tu n’as jamais pensé que la vie n’avait jamais été faite pour durer ? Voire même pour exister ? Que c’est un enchaînement de conséquences, là encore ?

 

____Serge commence à faire le lien. Il détourne son regard vers l’horizon, pensif, et comprend mieux le mode de pensées de son ami. Les yeux tournés vers la forêt, pas sur les arbres. Il ne pense pas à sa personne et son univers personnel, il pense au monde qui l’entoure et à tout ce que ça englobe et engendre.

 

____— Donc, tu penses que nous sommes un hasard ? résume Serge.

____— En gros. En très, très gros.

____— Un hasard fait pour s’éteindre ?

____— Yep. En très, très gros.

____— Hm.

____— De toute façon, nous allons nous éteindre. C’est sûr. Si nous devons rejaillir des décombres fumants de nos ancêtres, hé bien qui sait, c’est peut-être ce qui se produira. Mais je pense, honnêtement, que ce ne sera pas le cas.

____— Pour tout te dire, moi non plus.

____— Nous sommes d’accord là-dessus.

____— Toi, tu as connu la fin de la guerre, c’est ça ? demande Serge.

____— Oui. Tu es né à cette période-là. Tu ne l’as pas vraiment connue. Mais jamais il n’y avait eu d’avancées aussi spectaculaires. Tu aurais vu ça… Des armes rarissimes, de nouvelles stratégies… L’on sentait tous qu’on avait franchi une nouvelle période historique. Le problème…c’est que je crois bien que c’est la dernière. Enfin, « problème », c’est un bien grand mot. Il vaut peut-être mieux que les dégâts s’arrêtent là.

 

____Serge ne répond rien. Il se contente de regarder vers le lointain et de voir le soleil finalement disparaître derrière la ligne d’horizon, qui n’a désormais plus rien de violet, mais est d’un bleu nuit profond. Il reste perché sur ce toit, avec son ami, sans rien dire, et accepte, pour la première fois, la proximité de sa finitude. Et ensemble, ils s’apprêtent, peut-être, à assister aux derniers instants de ce monde. •

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